Contre-cartographies

La cartographie se voit souvent reprocher d’être excessivement déterminée par la subjectivité du cartographe – la cosmovision de celui qui dessine et signe la carte (que ce soit Mercator ou un autre) ne laisse pas de place aux autres. Votre pratique de la cartographie, en revanche, s’inscrit dans un processus collectif, notamment avec la Red Conceptualismos del Sur. Comment ta propre sensibilité et tes horizons de cartographe se nourrissent-elles des contraintes du travail collectif?

Les cartographies auxquelles nous sommes habitués depuis notre enfance – dans nos cours de géographie à l’école, entre autres – sont les plus souvent les représentations bidimensionnelles de la superficie terrestre. Transposer cette superficie sur une feuille de papier est un acte qui soulève une série de problèmes. Des distorsions, des erreurs et des omissions font partie de la nature de la cartographie. Vers la fin des années 50, des géographes et des artistes ont commencé à mettre en question le monopole des experts sur la production cartographique, en interrogeant le rôle politique des cartes elles-mêmes. « Quels sont les choix du cartographe en produisant cette carte? » Ceci est une question cruciale qui doit se poser chaque fois que nous regardons ces objets.

Brian Harley nous dit que les cartes contiennent des « silences politiques ». Un État ou une armée peut cartographier des territoires pour dissimuler des informations en fonction de ses intérêts de domination, et pourtant légitimer ses cartographies comme des représentations objectives du monde. À mes yeux, tout usage d’une carte par un pouvoir normatif doit être contesté et critiqué. Faire parler ces silences politiques des cartes (en tout cas, celles utilisées pour le contrôle) est une opération intéressante qui se fait en imaginant et en produisant des « contre-cartographies ». À cet égard, le travail des artistes est fondamental afin de développer des contra-cartographies qui résistent aux pouvoirs de l’État, des institutions et des grandes entreprises en créant de nouvelles dynamiques de transformation sociale.

Pour revenir à votre question, il me semble que toute carte est déterminée par la subjectivité de celui qui la produit, qu’on le veuille ou non. Dans le cas du travail réalisé avec la Red Conceptualismos del Sur pour l’exposition Perder La Forma Humana, nous avons fait une première rencontre avec les chercheurs liés au projet pour parler des cas et des épisodes qui seraient inclus dans l’exposition qui allait se réaliser à Madrid en octobre 2012. À cette occasion, nous avons passé deux jours enfermés ensemble où chacun des vingt-cinq chercheurs présentaient ses cas d’études. La folie! La dernière activité de la rencontre devait être un atelier de diagrammes que je faisais avec le groupe pour cartographier les relations possibles entre les épisodes présents dans l’exposition. On a eu très peu de temps pour approfondir le diagramme et nous étions trop fatigués pour dessiner des centaines de noms et de lignes sur un papier. Mais en même temps, c’était jouissif de compter avec la force de tous pour commencer à visualiser les liens entre les histoires qui allaient constituer l’exposition. Le diagramme que nous avons esquissé est le fruit de l’intelligence collective du groupe, mais devait être élargi, reformulé et révisé. En fin de compte, c’était à moi de réaliser ces étapes suivantes tout seul.

Comme lors des autres ateliers réalisés avec des mouvements sociaux, artistes et communautés, je me suis rendu compte que le travail d’un cartographe qui réalise des cartographies collectives est aussi un travail de médiation. Au Brésil, le mot « médiation » n’évoque souvent que l’activité éducative dans un musée. Or en ce qui concerne la cartographie collective, la médiation a lieu à deux niveaux : lorsque le cartographe écoute tous les questionnements et observations des participants avec beaucoup d’attention, il y a là aussi une dimension pédagogique. À Lima, par exemple, ceux qui participaient à la réalisation du diagramme étaient responsables des liens qui allaient figurer sur la carte, si telle ou telle relation était appropriée, etc. Médier ce processus c’est à la fois conduire le travail collaboratif et modérer les débats, voire parfois troubler les consensus trop faciles sur ce qui doit devenir visible, ou rester implicite, sur la carte qui se construit.

Le deuxième niveau est celui de la « traduction », ce qui est sans doute l’étape la plus difficile, parce que la subjectivité du cartographe prend ici une densité considérable. Tout le matériel produit à Lima (commentaires, schémas, relations…) devait être retravaillé et redessiné chez moi en fonction de mes propres notes. Pour compléter le diagramme, je lisais tous les textes réunis pour le livre, vérifiant tous les liens proposés par les chercheurs, esquissant de nouvelles propositions. Je pense que ce travail de traduction qui consiste à compiler et à éditer des données pour ensuite trouver une forme visuelle adéquate qui représente toutes les relations proposées est semblable au travail de beaucoup d’artistes qui archivent des informations sur des réseaux d’associations pour exprimer ce contenu chaotique dans la visualité d’un diagramme complexe. Dans mon cas, la responsabilité de traduire toute une pensée collective sur le modèle final d’un diagramme ne m’a pas empêché de proposer d’autres liens possibles qui permettent de suivre des connexions multiples de proximité entre les cas. C’est pour cela que j’aime penser que cette carte-là est le résultat d’un effort commun qui a été respecté à chaque étape.

Dans le diagramme que nous avons fait pour Perdre la forme humaine, il s’agissait pour tous les participants de voir comment on pouvait « précéder le territoire ». Mieux encore, les relations qui ont émergé en faisant ce diagramme nous ont également aidé à trouver d’autres territoires d’existence localisés dans dês connexions entre les épisodes en question. Lors de nos sessions cartographiques, il existait une articulation rythmique et ludique entre recherche, analyse et action. En ce sens, tout cartographe est, pour reprendre un mot à Henri Lefebvre, une sorte de « rythmanalyste » .

Cette cartographie que vous avez réalisée avec la Red Conceptualismos del Sur s’organise autour de deux concepts qui se complètent sans s’opposer l’un à l’autre de façon binaire : « affinité » et « contagion », l’idée étant que les effets d’influence et de transmission en art ne sont pas forcément liés par la volonté, le désir ou la connaissance, mais par des liens plutôt souterrains qui restent à cartographier. Partagez-vous personnellement cet a priori selon lequel la cartographie, comme le processus historique qu’elle met en évidence, s’appuie sur une sorte de dialectique entre affinité et entre contagion?

Les concepts d’« affinité » et de « contagion » sont apparus dès le début du projet et se réfèrent à deux types de relations. En voici quelques exemples. Un cas classique d’affinité serait l’initiative réalisée en septembre 1983 par trois artistes qui, avec les Mères de la Plaza de Mayo et les organisations de droits de l’homme, ont fait un atelier collectif avec des centaines de personnes qui dessinaient des silhouettes à taille réelle, faisant allusion aux trente milles disparus politiques en Argentine. Cette expérience est aujourd’hui connue sous le nom de Siluetazo. Cette même année de 1983, à la dixième année de la dictature au Chile, un groupe au nom de CADA (Colectivo Acciones de Arte) commence à répandre des bannières et des graffitis avec l’inscription ouverte « NO+ » partout à Santiago. Cette formule sera reprise par des mouvements de protestation. Bien que les deux expériences émergent presque simultanément, les artistes et les mouvements qui les ont mises en places n’étaient pas en contact. Toutefois, les deux actions, aussi bien la production des silhouettes que l’utilisation de la formule « NO+ », employaient la même stratégie de propager transversalement selon les besoins et les demandes des mouvements. Pour le projet Perdre la forme humaine et par conséquent pour le diagramme, ces deux épisodes étaient représentés par un lien d’« affinité », c’est-à-dire par un lien qu’on dégage à partir de la structure conceptuelle des actions. En revanche, les relations de « contagion » se produisent par proximité, la connexion directe entre des épisodes, par exemple quand les collectifs s’associent pour fonder un mouvement ou mener des actions; elles sont déterminées par les liens d’amitié et de productivité entre les groupes et des acteurs d’une scène artistique ou musicale underground…

Toutes ces relations d’affinité et de contagion sont mises en évidence dans le schéma que j’ai fait pour l’exposition. Comme toute cartographie, elle reste partielle et ouverte à l’élargissement et aux changements à venir. L’idée de ce schéma est moins la production d’une cartographie institutionnelle de ces pratiques que de proposer un moyen de rendre visible la richesse et la complexité des épisodes qui ont lieu à un moment donnée en Amérique latine.

Faire ce diagramme m’a fait voir une autre dimension de ce qui est canoniquement pensé comme « histoire de l’art » ou « art latino-américain », termes qui ne me disent absolument rien. Il me semble que ce diagramme, comme l’ensemble du projet Perdre la forme humaine, vont dans un sens totalement opposé à ces définitions. Pour moi, il est tout à fait positif et de plus en plus nécessaire de contaminer les pratiques artistiques avec des manifestations politiques qui ne proviennent pas du domaine de l’art mais qui utilisent les outils esthétiques et créatifs pour agir collectivement. Il s’agit d’une zone ambiguë d’« assemblages et superpositions entre machines artistiques et révolutionnaires » (pour reprendre l’expression de Gerald Raunig) qui rend l’art et ses pratiques beaucoup plus vivants. Disons que le diagramme est une sorte de portrait instantané des épisodes en liaison avec la multiplicité de situations et de discours.

Les moments de réflexion collective et de visualisation sont importants pour produire d’autres récits sur l’histoire. Faire des cartes et des diagrammes sont des actes politiques et discursifs. C’est ainsi que, pour moi, la discussion elle-même avec un collectif est plus importante que la carte finalisée, et constitue déjà un grand exercice de cartographie.

Reprenons la notion de contre-cartographie. Pensez-vous, très concrètement, que toute cartographie, si elle n’est pas produite par des institutions hégémoniques, est une contre-cartographie? Autrement dit, ne pensez vous pas qu’on puisse parler de cartographies propositionnelles dans une perspective non hégémonique?

Le terme « contre-cartographie » est fréquemment synonyme de cartographie « critique », « sociale », « radicale » ou de l’anglais « counter-mapping », notion dont l’origine est en lien avec votre question. En 1995, Nancy Peluso introduit le terme de « counter-mapping » dans un article qui porte sur deux types de cartes forestières du Kalimantan, en Indonésie. Le premier type appartient aux administrateurs forestiers soutenus par les institutions comme la Banque Mondiale, tandis que le second est produit par des activistes locaux qui s’appuient sur leurs propres esquisses et les données du GPS pour définir et formaliser leurs revendications territoriales et des ressources de leur village. Dans ces cartographies réalisées par des activistes il y a une appropriation critique des techniques et des modes de représentation utilisés par l’État et ses experts. L’appropriation de ces pratiques cartographiques permet aux indigènes du Kalimantan de légitimer leurs revendications sur leurs ressources forestières et leurs usages.

Si les contre-cartographies sont utilisées par des peuples indigènes dans les actes de résistance, d’autres communautés – d’anthropologues ou d’activistes – viennent s’en emparer. Ce qui donne aux gens les mêmes outils et vocabulaires qu’ont ceux qui prennent les décisions touchant toute la communauté. Ce n’était qu’une question de temps avant que les artistes s’intéressent eux aussi à l’utilisation de ces outils. Des collectifs comme Iconoclasistas et Counter-Cartographies Collective (3Cs) en font un usage critique remarquable, produisant des contre-cartographies avec de différentes communautés de l’Amérique latine, retraçant la précarité dans les universités, montrant les limites de ces grandes usines de connaissance, conduisant ainsi un vaste chantier de recherche militante. Comme le disent les activistes de 3Cs, « map systems of oppression, not oppressed peoples. »

Cela dit, je ne sais pas si l’on peut dire que toute cartographie non produite par les institutions hégémoniques est une contre-cartographie ; cela dépend clairement des intérêts, des objectifs et des motivations de ceux qui la font. Résister au pouvoir des cartes normatives peut se faire par deux tactiques différentes, éventuellement articulées entre elles : cartographier un territoire pour contester la mainmise par le pouvoir; ou imaginer d’autres cartographies à partir de nos propres désirs, inventant nos propres conventions et analyses à partir de l’ici et maintenant – faisant quelque chose qui ressemble à ce que les anarchistes appellent la « politique préfigurative »…

C’est-à-dire que vous employez le mot « cartographie » pour nommer deux choses distinctes – pour désigner deux catégories ontologiquement différentes. D’une part, à vous entendre, la cartographie est un processus – et parfois un processus collectif, discursif, agonistique. Mais d’autre part, de façon secondaire peut-être, la cartographie est un document – le résultat résiduel, la traduction ou la réification de ce processus. Autrement dit, un document cartographique est toujours un document traductif : tout à la fois la traduction d’une conversation et une invitation à retraduire.

Tout à fait. Ce point sur la « traduction » trouve, me semble-t-il, des résonances avec ce que Franck Leibovici appelle des « documents poétiques », en référence aux « structures narratives » de Mark Lombardi. Il arrive que ces structures narratives sont des schémas réalisés pour donner une nouvelle forme à des données compilées et archivées par l’artiste au fil du temps. Il s’agit d’un processus de traduction et de visualisation d’une archive. Mais tout cartographe, dès lors qu’il se propose de produire la carte d’un territoire quelconque, se doit de trier et d’ordonner les données qui seront montrées ou qui devront être caché pour des raisons politiques, militaires ou stratégiques… En tout cas, la traduction d’une conversation sur la cartographie, tout comme l’invitation à une retraduction, peut être un moment tactique pour mettre au défi le pouvoir politique des spécialistes.

Si je devais traduire sous forme cartographique mes propres relations d’affinité, je citerais le travail de Mark Lombardi, de Bureau d’études et bien sûr d’Öyvid Fahlström. Mon premier contact avec les cartes de Fahlström, à l’époque où j’étais étudiant, fut un choc pour moi. Il me paraissait qu’il avait réussi à subvertir toute la rationalité du complexe militaro-industriel de la guerre froide. Quant à mes relations de contagion, je pourrais nommer les collectifs artistiques brésiliens et mouvements sociaux avec lesquels je collabore. Ou mon collectif lié à la scène punk hardcore de Sao Paulo, avec lequel j’avais organisé des événements 100% do-it-yourself, il y a maintenant plus de quinze ans. C’est là que j’ai appris à conjuguer activisme, autonomie et culture. Ou mon travail avec les amis de la Red Conceptualismos del Sur. Cela dit, je ne ferais pas une cartographie conceptuelle de mes propres affinités et contagions. Si je devais cartographier quelque chose ici et maintenant, je commencerais à une échelle différente. Je proposerais un projet collectif à long terme en réunissant dans la même carte des grands réseaux globaux et leur influence dans des situations et perceptions locales.

 

Entretien avec André Mesquita réalisé par Mabel Tapia et Stephen Wright (IDEA-Zelarrayan), juin 2013.
Image: André Mesquita avec Red Conceptualismos del Sur. Affinité et contagion, 2011.
Free WordPress Themes, Free Android Games